Alors que l’Inde a interdit toute exportation de son riz, elle a accordé des dérogations à une petite poignée de pays. En Côte d’Ivoire, la répartition de ce stock, très convoité -entre acteurs du secteur- est dénoncée par ceux qui accusent le ministère du Commerce d’avoir cédé à la corruption, en privilégiant certains très gros importateurs.
142 000 tonnes. C’est la quantité de riz indien, non-basmati, que le gouvernement ivoirien a obtenu de pouvoir importer d’Inde. Le tableau de répartition de la quantité à importer par chacun des 17 importateurs répertoriés fait clairement ressortir un flagrant déséquilibre au profit de la SDTM (Société de Distribution de Toutes Marchandises) du groupe Carré d’Or, propriété de la famille Ezzedine. Avec 67 112 T, ce géant de l’importation du riz se voit attribuer -à lui seul- près de la moitié du quota obtenu, au détriment des entreprises qui ont initié le processus ayant abouti à l’obtention de la dérogation exceptionnelle.
Soupçons de corruption dans la répartition
Au mépris de ce qu’a déclaré au site l’Enquêteur Déterminé le ministère du Commerce, tendant à s’approprier l’initiative dont l’aboutissement est l’autorisation d’importer 142 000 T d’Inde, nous sommes en possession de documents qui prouvent le contraire. Nos sources au ministère du Commerce nous ont fourni une copie de la correspondance qui pousse les autorités, à travers le ministère du Commerce, à demander une dérogation aux autorités indiennes. Signée conjointement par deux entreprises ivoiriennes, Sirdel et SOCOMCI, la correspondance a été reçue au ministère du Commerce le 28 juillet 2023. Or, la toute première demande de dérogation du ministère du Commerce aux autorités indiennes, dont nous avons pu également obtenir copie, date du 11 août 2023. Mieux, ce courrier ne fait que relayer la demande de Sirdel et SOCOMCI, de pouvoir importer 300 000 T de riz. Après avoir rappelé « l’excellente relation bilatérale entre nos deux pays », le ministre du Commerce précise que « pour l’importation de ces 300 000 T de riz blanc, le ministère du Commerce et de l’Industrie a accordé une licence d’importation à SOCOMCI et Sirdel, deux entreprises locales impliquées dans le développement (de la production) du riz local ».
Logiquement, on aurait donc pu espérer que les deux entreprises initiatrices des démarches qui ont abouti à l’obtention de l’autorisation à importer les 142 000 T soient privilégiées, mais ce n’est pas le cas, pour le moment. SOCOMCI s’est vue attribuer 4541 T, alors que Sirdel n’obtient rien. Si cette clé de répartition est maintenue, les deux compagnies à l’origine de l’obtention de la dérogation accordée par les autorités indiennes s’en sortent avec moins de 10% des 67 112 T accordés à la SDTM. Une situation vécue comme une insupportable injustice par ces deux entreprises, mais également par d’autres membres du pool des importateurs ivoiriens de riz avec lesquels le site l’Enquêteur Déterminé s’est entretenu.
Une répartition qui fruste les intérêts du pays
Selon le ministère du Commerce, la répartition du quota attribué à la Côte d’Ivoire a été effectuée au prorata de ce que chacun des acteurs a lui-même importé les trois années prises comme référence (2021, 2022 et 2023). Nous avons pu contacter plus d’une demi-douzaine d’importateurs, sur un total de 17, qui soutient que le ministère du Commerce aurait été mieux inspiré de profiter de cette opération pour envoyer un message fort à ceux qui ne sont cantonnés que dans l’importation alors que la politique du gouvernement est plutôt au développement de la production du riz local. Ces derniers soutiennent que la répartition des 142 000 T aurait dû avantager les importateurs qui sont également dans la production du riz local.
« Personne ne m’a suggéré de retenir comme critère dans la répartition ceux des opérateurs investis dans la production du riz local » a confessé le ministre du Commerce interrogé par le site l’Enquêteur Déterminé. Interrogés sur cette situation, plusieurs hauts cadres de l’ADERIZ (Agence pour le Développement de la filière Riz) ont fermement soutenu la position qui voudrait que ceux qui accompagnent déjà le gouvernement dans sa politique de promotion de la production locale de riz soient privilégiés. « Nous ne pouvons pas, alors que nous nous battons pour notre souveraineté alimentaire, favoriser ceux qui ne sont pas résolument engagés sur cette voie au détriment de partenaires qui, eux, travaillent avec nous dans la production de notre propre riz » a déclaré au site l’Enquêteur Déterminé un très haut cadre de l’agence gouvernementale, ADERIZ.
Plusieurs acteurs qui s’estiment lésés n’en démordent pas et affirment que la seule motivation du ministre du Commerce dans ce partage qui a clairement avantagé le plus gros importateur (SDTM représente 70% du marché du riz), est d’ordre pécuniaire. Le ministre Diarrassouba aurait été corrompu par la SDTM affirment des importateurs. Le ministre du Commerce et de l’Industrie, que nous avons joint s’est offusqué de telles accusations qu’il estime infondées. « Avec le parcours professionnel que j’ai eu avant de devenir ministre, vous pensez que je vais me salir dans ce genre de choses ? » s’est défendu le ministre.
« Les enjeux financiers sont très importants et on peut comprendre qu’on soupçonne le ministre d’avoir perçu quelque chose de ceux qui semblent avoir été favorisés dans la répartition du quota » soutient un acteur important du secteur qui reconnait que ces allégations ne sont appuyées par aucune preuve.
Le choix de l’agrégateur décrié
Le ministère du Commerce a décidé de confier l’importation des 142 000 T à un agrégateur unique, provoquant l’ire de plusieurs importateurs. Le choix de la multinationale OLAM comme unique agrégateur qui achèterait tout le stock attribué à la Côte d’Ivoire, qu’il revendrait ensuite à chacun des importateurs ivoiriens ne fait pas l’unanimité. Le directeur général du commerce intérieur, Aimé Kablan Koïzan, explique cette décision par « un soucis d’efficacité et, surtout, pour aller vite ». Plusieurs importateurs ont pourtant contesté ce choix, notamment par des correspondances dans ce sens, adressées au ministre du Commerce, dont nous avons pu obtenir des copies. Le Directeur Général du Commerce a bien tenté de rattraper ce raté, en tenant une réunion avec les acteurs, lors de laquelle il a demandé à ces derniers de rétracter leur contestation du choix de l’agrégateur unique désigné par le département du Commerce. Mais la grogne sur ce point ne s’est pas dissipée.
Plusieurs importateurs que nous avons rencontrés ont affirmé que cette décision d’imposer un agrégateur unique cache en réalité une volonté de favoriser une multinationale qui « reverserait des dessous de table à des individus très haut placés au ministère du Commerce ». L’agrégateur perçoit en effet une commission et les importateurs penchent plutôt pour que chacun traite avec son agrégateur habituel. La singapourienne Wilmar International et la française Louis Dreyfus Commodities sont d’autres négociants qui font affaires avec les importateurs ivoiriens de riz. Ces deux géants, selon des entreprises ivoiriennes du secteur « offrent les mêmes conditions de connaissance du marché indien du riz, de garanties financières, d’expérience à commercer avec les entreprises ivoiriennes, et d’efficacité que Olam, imposée par le ministère du Commerce ». Joint par le site l’Enquêteur Déterminé, le ministre du Commerce affirme que « le choix de l’agrégateur n’est pas encore acté de manière irréversible ».
Cette querelle entre le ministère du Commerce et la vaste majorité des importateurs révèle le malaise entre le département du Commerce et des partenaires qui estiment qu’une collusion permanente existe entre le ministère et la SDTM, un mastodonte qui a réalisé un chiffre d’affaires de plus de 460 milliards de FCFA en 2022.
Ce qui est vrai, est vrai !
Saïd Penda